La construction des autoroutes au début des années 60 aurait été un des facteurs les plus favorisants au désinvestissement du centre de l’agglomération de Détroit, dit le City of Détroit. Cette critique évoque la « célébration de la deuxième émergence de la ville industrielle », qui s’étale toujours plus et célèbre cette autodestruction de l’urbain même1. Il est clair que la dictature de l’automobile observée par Guy Debord, comme première phase de l’abondance marchande est totalement inscrite dans la domination des routes dans une ville. Par conséquent, la construction simultanée d’autoroutes à Motor City2 illustre l’omniprésence de ce réseau de transport, disloquant de surcroît le centre révolu à une dispersion de la ville, toujours plus poussé.
Credit photos: Geoff Georges – Detroit Dawn
La démocratisation de l’automobile à Détroit allant avec les transformations du système productif a entrainé l’émergence progressive d’une organisation urbaine polycentrique autour des pôles d’emplois (usines) et de services, situés à la périphérie. Ce glissement des usines notamment vers la périphérie se conjugue à la « mono-activité » du secteur à partir des années 503. Ensuite, les politiques de la ville n’ont pas vraiment anticipé le nouveau marché amené par les Allemands et les Japonais qui proposaient soit de petits modèles ou des modèles plus luxueux et plus adaptés à la demande d’une classe moyenne en évolution et émergente4; qui a directement porté concurrence aux constructeurs locaux étant donné leur bon résultat en chiffre d’affaires dans le marché intérieur du pays, jusque dans les années 1970. La concurrence économique et les coûts des productions par véhicules a toujours rendu la vie dure au 3G (trois principaux constructeurs) de sorte qu’ils ne soient pas assez compétitifs.
Au-delà de la description de ces facteurs de dévastation sur des faits économiques, le déclin de l’industrie touche physiquement la ville avec le label de « ville vide » : on peut évoquer le champ de la géographie lié à l’économie. Entre 1940 et 1975, une dualité s’est durablement installée à Détroit, entre son « Downtown » et ses « Suburbs », avec le développement parallèle des Gated Communitie5 par l’exemple le plus illustre qui est Lafayette park, sorte de « ville dans le centre » de Détroit ou the villages en compagnie du Gold Coast. Par ailleurs, parler d’un comportement géographique selon l’ethnicité, met en lumière de notables variations dans la « fuite urbaine »6 du centre, prenant en compte la baisse du prix dans le secteur foncier en dehors des edge cities, l’anticipation du patrimoine amenant à la méfiance des blancs par rapport à l’invasion du centre par les noirs, notamment dans les années 40. Un patrimoine immobilier qui se détériorait incitant les anciens résidents à s’installer dans les faubourgs, dès lors en extra-muros du centre de Détroit (City of Détroit). L’habitat va avec l’habitant, on peut écarter le deuxième en pensant l’urbain en planification urbaine à la française d’après-guerre caractérisé par des zones fonctionnellement différenciées dites aussi « zoning », mais aussi, dans le contexte américain avec des zones de déprise industrielle et de croissance post-industrielle, amenant à des « transport dur » (voiture) favorisant ainsi les « villes à longues distances » au détriment des « transports doux » (vélos, marche à pied) adaptés à des « villes à courtes distances ». En effet, la structure physique de la géographie de Détroit est propice à cette suburbanisation7 que nous avons décrite, dans la mesure où la ville ne compte presque pas de dénivelées mettant en exergue une platitude colossale de cet étalement urbain. Actuellement, la ville arrive à un étalement de 300 km2 ! Cet étalement urbain est problématique, parce que la ville ne fait plus corps, parce qu’elle est toujours plus repoussée dans l’espace, faisant émerger des problèmes de cohérence urbanistique dans le réinvestissement des quartiers. La ville se délite en « tache noire » non homogène, c’est-à-dire en zones vides disparates, la difficulté pour les institutions est d’interconnecter ces différents quartiers. A Motors City, des maisons brûlent encore. Inattention de quelques squatteurs ou exaspération d’habitants d’être hantés par ces spectres sans utilité ?
Credit photos: Geoff Georges – Detroit Dawn
Les moyens de production ne sont plus opérant dans le contrôle du territoire en particulier dans une ville construite sur un modèle technico-fordiste sur trois périodes, autrement dit, si ce modèle n’est plus efficient sans grand programme de construction, la représentation subsiste à développer ou à dompter son environnement comme son propre décor, ce que nomme Guy Debord comme une « séparation intérieure spectaculaire ».8 Séparation qui consolide le fait que pour une ville organisée par et pour l’automobile, les déplacements sans véhicules se transforment en épreuves9. Et la ville ne peut et ne donne pas la priorité à l’installation de transports, tels les projets d’un « Grand Paris ». Théoriquement, aux États-Unis, à la différence de la France, par le concept « d’Inner City », c’est le centre-ville qui subit une détérioration où les classes moyennes préférant migrer vers une « périurbanisation résidentielle protégée ». Les classes moyennes supérieures empruntent ces grands axes routiers orchestrant un certain mouvement10 pendulaire, rythmant en grande partie le « temps à Détroit ».
Credit photos, Florent Tillon : flou superposé pour expliquer le principal et grand mouvement des voitures en direction du centre de Détroit.
Depuis 1990 et jusqu’à maintenant, les valeurs ont changé, l’ancienne logique racialiste d’évitement entre noir et blanc est à regarder d’avantage avec une dimension spatiale, où les nouvelles générations ne connaissent que la « suburbia » et voient un centre à éviter, parce que sinistré et dangereux. Aux États-Unis, le communautarisme se fait par une « multiculturalisation », il n’y a pas forcement de querelle sur ce qui est sémantiquement correct 11 comme dans le contexte français, par rapport au mot « race », l’état matériel des quartiers à renforcer les perceptions de races12 et des replis, cependant comme dans la majorité des villes, la gentrification va avec le multiculturalisme. La fuite urbaine vers la banlieue à tout prix est un phénomène général qui prend en compte aussi bien les blancs que les noirs. Ces derniers quand ils le pouvaient, fuyaient vers les banlieues avec l’exemple de Royal Oak. En revanche, le constat du centre-ville en tant que zone transitoire et zone d’affaires reste très pauvre avec neuf habitants sur dix, donne une spécificité de ségrégation amenant à un apartheid spécial.
Revenons à l’émergence de Détroit, la « métropole » au sens de Georg Simmel est une convergence du champ culturel et social dans la géographie. Le centre devient une communauté monétaire (lieu d’échange et de production) ou de commerce monétaire. La grande ville s’accomplit par le processus d’émergence de l’homme rationnel moderne où le mouvement de petite production marchande converge vers une économie monétaire. L’ancien paysan est pris dans une prolétarisation générale et devient ouvrier avec, en prime, un pouvoir d’achat. Les caractères typiques de la métropole, sont d’une part le fait que la grande ville est le siège de la liberté personnel13, d’autre part que la métropole a toujours été un centre du cosmopolitisme, la grande ville est le siège de la plus haute division du travail. Dans certaine métropole, les frontières se repoussent avec le bidonville, à Détroit le mouvement est diffèrent, la fuite urbaine et le glissement des activités économiques a décidé pour une part de la morphologie actuelle de l’agglomération. Les bidonvilles sont là, mais ne sont pas placés en périphérie en masse et visible, ils sont installés de façon disparate dans la ville, dans des immeubles et quartiers délaissés tout en se dégradant progressivement.
La croissance brutale des villes analysées à la lumière de « l’école écologique de Chicago » pour décrire la ville comme une mosaïque d’aires naturelles14 des ghettos devenant des zones de transition où les immigrants se concentrent provisoirement avant de se disperser dans d’autres secteurs de la ville ; ensuite, le « modèle de Burgess » qui présente l’intégration dans la vie américaine est inscrite dans l’espace, où l’immigrant réussit à gagner assez d’argent et à grimper l’échelle sociale, il peut sortir de la zone dans laquelle il est de prime abord circonscrit. Ce système en structure de « doughnut » reste opérant dans les grandes lignes de la ville et surtout au XIXe jusqu’aux années 192015. En revanche, ce modèle formulé par les pionniers de la sociologie urbaine américaine a été modifié et transformé à moyenne échelle. Même si, le développement urbain à Détroit se base sur les études d’E.W.Burgess sur l’éloignement du centre coïncidant avec une élévation dans la strate sociale, en dépit du fait qu’une bonne partie de la classe moyenne-sup était déjà partie en substance de ces banlieues depuis les années 1970. En conséquence, l’évolution plus complexe de la forme urbaine entraîne une croissance des réseaux économiques provoquant la création de secteurs spécialisés et de centres multiples. Non seulement, plus complexe avec une ville se développant en « tache noire » dans son délitement. C’est pourquoi ce modèle de Burgess qui présente de manière concentrique les villes du Nord-est américain avec l’élévation sociale par succession et par croissance, reste opérable sur les grandes lignes, mais s’incline à l’inverse, à rendre ces cercles par évolution, non immuables.
Le modèle de Burgess laisse au second plan, la dimension économique et politique comme facteur explicatif de la répartition des individus dans l’espace.
Effectivement, quelques fondations de ce modèle demeurent dans ce qu’on définit dans le contexte de Détroit comme « Big city » traduit par le « The loop » et la « métropole industrielle » traduite par la « zone transitoire » est encore efficient dans une vision de paupérisation et de désorganisation sociale. En outre, les autres centres industriels du Nord-Est ont cette corrélation commune dans l’établissement de la ville, depuis la fin du XIXe.
Au terme de cette analyse sociologique, l’apogée du développement de Détroit pris dans une entreprise d’indistinction et de division du travail, va-nous conduire à expliquer sa transition actuelle qui revoit ces règles du jeu changé, l’effondrement de l’organisation sociale traditionnelle engendre l’aspiration progressive vers de nouvelles communautés de l’être16. De nouvelle aspiration contre la fétichisation de la production et de la marchandise désirant des liens de parentés et de voisinages entre individus, plus vraie. L’homme nouveau du fordisme des années 30 rationnel, qui a émergé avec l’urbain a disparu depuis un certain temps. La superficialité des relations sociales dans la ville que sont l’abstraction, l’impersonnalité, la réserve, l’individualisme et l’intellectualisme décrit par Georg Simmel est peut-être en train de se restructurer en « mosaïque sociale de petit groupe » organique17. La ville qui permettait la cohabitation de personnes proches physiquement, mais loin moralement se trouve en questionnement. Ici, la spatialité place les individus selon des dimensions surtout économiques un peu politiques et par sensibilité, quand le sinistré est trop présent l’accommodation ne suffit plus et la réaffirmation voulue de l’espace par les acteurs de la ville, tend à un remembrement néo-rural avec une réappropriation de la terre permettant peut-être à une grande part de la population de se décloisonner. Les futures transformations violentes des sociétés en ce début du siècle dans le monde occidental peuvent placer Détroit comme avant-garde d’alternatives consciente, que nous développerons par la suite.
Crédit photos: Florent Tillon – Détroit Ville sauvage