Entretien avec Ryan Mathews de Black Monk consulting
Quelques années après le film, Détroit, ville sauvage de Florent Tillon, la renaissance de la ville semble éclore. Qu’en est-il sur le terrain du « Do it yourself » ou plutôt du « Do It Ourselves » ? Et vers quoi cela tend-il ? Vers un véritable équilibre entre ville/campagne périurbaine et initiatives des habitants ? Les espaces protégés pour qui ? Encore plus de « gated communauties » ? Y-a-t-il de véritables liens, entre les populations locales et celles arrivées récemment pour reconstruire ou investir la ville ? La « ville globale mondialisée » s’impose t-elle de surcroît, dans la construction de ces « villes en transition » ?
vidéo de Éric Hines
Q : Salut Ryan, cinq ans après le documentaire « Détroit, ville sauvage » de Florent Tillon en 2010. Peux-tu te présenter, ton rôle dans ce documentaire et ton parcours actuel.
R : Mon nom est Ryan Mathews. Dans le film, j’apparais comme le « Moine noir » (Black Monk). Je suis auteur, futuriste et artiste. Mon studio est situé dans le cœur de la ville de Détroit.
Q : Un autre article parle de cette fameuse renaissance, représente-t-il la réalité sur le terrain ? Ou cela, est-il juste un trompe l’œil médiatique sur le réinvestissement du centre de Détroit ?
R : Il y a une nouvelle Détroit, qui émerge tel le Phoenix de ses cendres. La rébellion urbaine de 1967, la chute de l’industrialisation dans les années 70, les dépeuplements successifs des années 70s, 80s et 90s, et la bénigne négligence de la corruption couplé à une banqueroute municipale du début du siècle. La nouvelle Détroit qui émerge n’est pas un Détroit pour les habitants, mais plutôt un Détroit pour les riches, principalement pour les grands entrepreneurs blancs comme Dan Gilbert et Mike Ilitch lesquels ont remodelé la ville à leur image.
La ville est psychologiquement redessiné avec précision incluant une injection de capital tant pour le centre-ville, la périphérie avec certaines rues très ciblées et des quartiers tel que certaines avenues à la mode et les Corktown/Mexicantown longés par des quartiers qui continuent à décliner. Le rêve d’un avenir agraire peut atteindre un cauchemar despotique. Les petits agriculteurs sont déplacés par l’agriculture urbaine à grande échelle. Quelques-uns deviennent riches alors que la majorité des citoyens continuent à évoluer, dans des structures délabrés, des écoles publiques de qualité inférieure (dont certaines ont littéralement des champignons qui poussent sur les murs), des services publics appauvris, etc. En effet, chez les journalistes qui visitent Détroit, il y a deux grandes tendances : ceux qui favorisent le « ruin porn » 1 en se concentrant sur les bâtiments et les personnes brisés et les « demandeurs d’ensoleillement » qui ne considèrent que le nouveau développement, sans jamais tenir compte du coût de la vie, pour le reste des citoyens.
Q : Dans le documentaire, j’ai été plein d’espoir face aux réactions des acteurs de manière générale, dont la mentalité savait s’adapter aux circonstances, une sorte de « Fighting spirit » comme le décrit Aaron Handelsman qui connait particulièrement le sujet sur l’agriculture urbaine dans la ville de Détroit. Son travail ethnographique l’a conduit à étudier les relations entre les acteurs pour qui la destruction d’une partie de la ville et sa reconversion en terres agricoles est une chance pour Détroit. Une chance ?
R : Une chance ? Oui, bien sûr. Mais en modèle pratique pour une ville de 600 000 habitants qui en comptait autrefois 2,5 millions ? Je n’en suis pas si sûr.
Les premiers fermiers urbains de Détroit sont « retournés à la terre » pour de multiples raisons. Certains, parce qu’ils avaient besoin d’une source de nourriture pour un prix raisonnable et d’autres parce que la ville manquait d’accès facile à des produits frais et de qualité ; d’autres enfin parce qu’ils essayaient de créer un « Éden agraire » loin des ruines du gâchis post-industriel. Les fermes urbaines ont rapidement évolué depuis ces premiers efforts. Les collectifs de jardins partagés – souvent vendus par les responsables de la ville pour 100 dollars à un quartier – s’éloignent vite de l’agriculture « Do It Ourselves ». De plus, des fermes industrielles à large échelle s’installent dans certains quartiers, résolvant le problème auquel font face les responsables de la ville quand ils se demandent quoi faire avec tant de terre. Les anciens adeptes du « retour à la terre » ont pu tracer la route, mais ils sont rapidement remplacés par une version plus organisée – réglementée, institutionnalisée – de la vision originale.
Détroit peut-elle échapper à son contexte industriel ? J’ai bien peur que la réponse semble devoir être « Non ».
Urban prairie de Geoff George ©
Q : Toujours dans le documentaire, tu dépeignais une image assez sombre du présent et de l’avenir de Détroit. Tu expliquais que la dimension symbolique de voir bruler des maisons souvent abandonnées, durant la nuit d’Halloween, célèbre un passé plus ou moins sombre et un présent pris dans cette survie de la violence. Pour toi, des quartiers peuvent vivre en autosubsistance, mais il est dur d’avoir une grande communauté qui vive de cette manière : ce n’est donc pas une ville dans sa définition. En effet, ces pionniers urbains peuvent-ils rejeter la corruption du passé et reconstruire une ville ? Dans ce contexte, les initiatives locales sont-elles solides à moyen et long terme et qu’est-ce qui en émergera ? Les forces de la déconstruction à la Mad-Max prises dans une aliénation (crime, drogue, abandon) post-industrielle où chacun vit dans sa mini-forteresse ? Ou, les forces positives évoluant dans une démarche de rassemblement, formant des communautés d’un genre nouveau qui au-delà de l’idéologie produisent un réseau – c’est-à-dire, des réseaux créant une véritable réciprocité de production et de solidarité de proximité. Quand ils sont bien construits, ils se dégagent du dogmatisme dans le domaine du politique et de l’économie, ils ne sont ni socialistes, ni capitalistes et échappent à un financement tiers en échappant à la dette et, de surcroit, brisent cette « chaine de l’usure » – économique de production et de distribution autonome et concrète ?
R : Détroit est l’équivalent urbain d’une femme abusée, défendant son mari alcoolique qui l’a battue. Il y a une fierté surnaturelle dans la culture de la violence. La sémiotique de la ville est fascinante. L’iconographie faite de squelettes, de fusils et de rouille domine le dialogue psycholinguistique et marque le climat émotionnel collectif. Les communautés de déconstructions fleurissent à leur manière, mais – comme tous les comportements tribaux – sont définies autant par l’exclusion que par l’inclusion et par conséquent, elles manquent à la fois de volonté et de compétence, pour s’étendre au-delà d’elles-mêmes vers « L’Autre ». C’est seulement vrai si vous supposez que l’esprit anarchiste – dans un sens, plus profond et beau du mot – des déconstructionistes urbains tribaux ne forme jamais de tentative d’échange économique alternatif, dans un but de réintégration avec une communauté urbaine plus large.
Détroit est une confédération libre de petites tribus. Chacune de ces tribus, croit, elle-même être supérieure à toutes les autres. Elles commencent donc à être définies non pas, par ce en quoi elles croient, mais plutôt par, ce en quoi elles ne croient pas. Cela n’aide pas les tribus à s’unir et à définir des principes communs, pour détenir un réel pouvoir. Chaque tribu par son activité, compense tout juste les émissions carbones de la ville pour justifier son existence, mais l’isolation la rend incapable d’atteindre l’échelle dont elle a besoin pour générer un réel changement.
De plus, alors que les tribus se battent entre elles, les forces de l’embourgeoisement continuent d’accumuler terres, ressources et capital, ce qui conduit à réduire les « terrains de chasse » de celles-ci.
Q : À Détroit, la géographie globale de la ville se redessine par le biais d’initiatives locales plus nombreuses, est-ce un modèle pour les autres capitales américaines ? Peux-tu me décrire ces initiatives ? Sont-elles composites (la technologie des start-ups et l’agriculture urbaine des farmers) ? À quoi ressemblent ces modèles, statutairement ? Sont-ils ressemblants au modèle de chez nous, avec les AMAP (relations directes, équitables et conviviales avec un préfinancement « réel » de l’investissement, le consommateur s’accorde avec le producteur sur les procédés de production) ou le SEL (système d’échange local) ?
R : Sans aucun doute, la carte – ou au moins les cartes imaginaires – de la ville est redessinée selon les lignes de quartiers ou communautés relativement autonomes. Pour savoir si ce modèle est imitable, voyons d’abord comment il a évolué. Détroit, comme toutes les villes, a commencé comme une collection de quartiers agrégés. Mais le développement du système autoroutier a détruit beaucoup de ces quartiers et a servi surtout, à séparer la ville en une série d’enclaves divisée par des routes à 70 miles par heure conduisant les gens de leur palier, à leur boulot. Un jour ou l’autre – avec des exceptions notables – la vie dans la ville était réduite : de la maison au centre de rémunération.
En effet, ces centres de rémunération (employeurs importants) ont disparu, les gens étaient forcés de s’organiser en nouvelles collectivités économiques, toutes conçues pour imiter ce qui avait disparu. En conséquence, des jardins collectifs ont émergés qui sont maintenant remplacés par de larges fermes industrielles. Et oui, les start-ups ont été encouragées, mais les responsables de la ville définissent encore le futur en termes d’employeurs à large échelle – de préférence des industriels – de retour dans la région.
Le financement est encore une question de chance. Il n’y a pas de source de capital constante et fiable.
Q : Le concept de « farmers » dans la Motor City prône une réconciliation du territoire entre l’urbain et les suburbs ; dans le documentaire, on comprend que c’est surtout une nécessité pour la ville de retrouver ces micro-fermes, solidement ancrées dans le territoire on le voit aussi dans le film Demain:
- La D-Town farm milite pour une agriculture dans la ville, en initiant les anciens consommateurs à produire par eux-mêmes.
- La Hantz farm a commencé un projet de fermes pilotes (répartis sur 3000 hectares de territoires habités/abandonnés) avec la prétention d’amener la ville de Détroit à être auto-suffisante sur ces ressources en nourriture, ressemblant au concept de « jardin familial » dans l’hexagone, à très grande échelle. Dans le même genre, on trouve le collectif Keep growing Détroit.
Est-ce véritablement un souhait acquis par tous, d’aspirer à avoir un lopin de terre ? Peux-tu nous en dire plus sur sa mise en place et la dimension de son développement au sein de la ville ?
R : Il est vrai que l’accès à la propriété est critique pour beaucoup. Les pionniers urbains s’accrochent au modèle autonome, alors que les nouveaux immigrants « hipsters » arrivant en ville sont plus intéressés par les diners végétaliens et les bars huppés. En ce sens, les « gardiens » de la ville l’ont gardée vivante pour qu’elle puisse être réinvestie par les mêmes forces qu’ils arboraient. L’embourgeoisement remplace l’autosuffisance. Les nouveaux voisins ont des emplois et se plaignent de l’odeur du fumier. Comme pour tout phénomène de ce type, les nouveaux venus sont attirés par l’authenticité des « colons hors la loi », mais ne les veulent pas trop près. Inévitablement (peut-être), l’accès à la propriété devient plus cher, excluant ceux qui vivent de l’économie marginale.
Earthship au Colorado
Q : Comment évoluent les friches de manière globale ? Sont-elles plus réinvesties ? Le phénomène de gentrification est-il efficient, surtout dans certains quartiers historiques ponctués d’églises néo-gothiques ou de gratte-ciels « art déco » : ces monuments sont-ils sauvegardés (je pense à l’abandon ou à la reconversion sans cohérence du Detroit’s Michigan Theater, l’église Saint-Agnès…) ?
R : Le gouvernement de la ville est occupé à démolir plutôt que de réhabiliter. « Blight removal » (enlèvement des ruines) est l’entreprise la plus populaire du réinvestissement. Vous devez comprendre que Détroit comptait 2,5 millions de personnes et la proportion de propriétaires de maisons individuelles était la plus haute en Amérique. Faites le calcul. Enlevez 1,7 ou 1,8 million de personnes et vous restez avec une surabondance chronique de logements, la plupart étant laissés à l’abandon durant 40 ou 50 ans. Beaucoup de bâtiments individuels ont pu être sauvés, mais – dans le même temps – des quartiers entiers ont été rasés au bulldozer.
Q : À Détroit, y a-t-il de grands projets urbains pour donner à la ville un aspect plus attractif ?
R : Si la beauté est l’absence de ruines… Je suppose. Permettez-moi une autre approche. Des zones spécialement ciblées – le sud de la ville et une partie du Woodward Corridor connue comme le centre-ville – reçoivent un investissement colossal. Dans beaucoup de cas, les gens qui vivent là sont priés de déménager pour faire place à de grands complexes sportifs, de centres de loisirs ou d’affaires, etc. En même temps, la valeur de la propriété autour de ces développements monte en flèche. Cela devient donc difficile aux pauvres et/ou aux personnes de couleur, de vivre près de ces nouveaux quartiers. En outre, la plus grande partie de cette croissance concentrée semble apparaître aux dépens de quartiers moins commerciaux où des maisons abandonnées menacent encore la sécurité publique ; où les écoles sont des risques sanitaires pour les écoliers et étudiants qui s’y rendent ; et enfin, où des zones vides sont vues par les camions poubelles comme des lieux acceptables pour y déposer des ordures.
Alors… oui… il y a une croissance significative dans certaines parties de la ville, mais cela se fait au bénéfice des capitalistes, investisseurs et nouveaux propriétaires, au détriment de gens dont les familles enracinées ont vécu dans les environs de la ville, durant plusieurs générations.
Ford model T assembly plant, highland park de Geoff George ©